Les espèces en voie de disparition ?

La crise sanitaire que nous subissons depuis près de deux ans semble n’avoir fait qu’accélérer le mouvement amorcé de dématérialisation de la monnaie, celui qui se traduit notamment par la diminution du nombre de distributeurs automatiques dans les communes de France. Désormais, dans les magasins, au nom de notre sécurité, par mesure d’hygiène, nous sommes invités – pour ne pas dire poussés – à privilégier le paiement sans contact. La distanciation sociale s’invite jusque dans nos échanges monétaires…

On peut penser que chez nous, après la Suède qui a été le premier pays à supprimer presque totalement l’utilisation du liquide, c’en sera bientôt fini de ces pièces sonnantes et trébuchantes, de ces billets qui passent de mains en mains, nous rappelant que la fonction première de l’argent, comme l’affirmait déjà Aristote, est justement d’être un moyen d’échange. Le progrès technique paraît inéluctable qui nous privera à jamais de la seule monnaie, celle qu’on voit filer, qui peut-être nous permet de prendre pleinement conscience de la dépense et d’en maîtriser les risques. Pourtant, à bien y regarder, au-delà des apparences, les espèces ont encore de beaux jours devant elles avant, s’il doit en être ainsi, de s’éteindre définitivement.

Une étude récente du groupe de réflexion Terra Nova, menée par Marc Schwartz, PDG de la Monnaie de Paris, montre qu’il n’y a jamais eu autant de pièces et billets en circulation. En octobre dernier, selon les données de la Banque centrale européenne, ce sont 1 424 milliards d’euros en espèces qui sont en circulation dans la zone euro, six fois plus qu’en janvier 2002 (233 milliards) ; 73 % des paiements sont effectués en espèces, contre 24 % par carte bancaire. La France n’est pas en reste où les espèces restent un mode de paiement apprécié, huit ménages sur dix se déclarant opposés à la disparition de l’argent liquide. Depuis le début de l’année 2020, la demande d’espèces a fortement augmenté. Même si les consommateurs ont privilégié le paiement sans contact par peur de la contamination, des retraits importants ont été observés dans les jours qui ont précédé les confinements.

Dans un contexte d’incertitude, où personne ne pouvait savoir de quoi demain serait fait, n’aurions-nous pas retrouvé l’habitude chère à nos ancêtres paysans de l’épargne de précaution, celui que l’on garde en liquide, caché chez soi, et dont on ne parle pas afin de ne pas risquer de se le faire voler… En France, ce sont 68 % des paiements qui sont réglés en liquide. Et plus de 90 % d’entre eux concernent des achats de moins de cinq euros. Le paiement sans contact, souvent accepté dès le premier euro, vient concurrencer les paiements en espèces. Si celles-ci tendent à être moins utilisées pour les paiements du quotidien, elles gardent une importance considérable en tant que réserve de valeur. De plus, il ne faudrait pas oublier que c’est le seul moyen de paiement accessible à tous, notamment à ceux qui n’ont pas de compte bancaire ou qui ne maîtrise pas suffisamment les nouveaux outils numériques. Ce sont les personnes âgées et les plus défavorisés qui ont le plus recours aux espèces, le seul moyen de paiement entièrement gratuit…

Et si un retour en arrière était possible, la perspective d’une disparition à terme du liquide pouvait être évitée ?

Moyens de paiement en plein essor, ce sont trois milliards de cartes bancaires qui sont émises chaque année. Mais, dans les mois qui viennent, la pénurie de semi-conducteurs risque d’affecter grandement leur fabrication. Si elles disparaissaient totalement, alors qu’adviendrait-il ? Comment les humains pourraient-ils vivre sans cartes bancaires ? Il est tentant de se livrer à un exercice d’anticipation, d’imaginer ce nouveau monde…

On nous l’avait prédit, cela a fini par arriver. Les cartes bancaires ont disparu. Cela a pris du temps, quelques mois, peut-être quelques années. Certains chanceux avaient vu la leur renouvelée avant qu’on cesse définitivement d’en produire. La situation a créé des tensions, des conflits entre ceux qui disposaient encore du précieux sésame et ceux qui s’en trouvaient à jamais dépossédés. Ceux qui pouvaient encore payer par carte étaient lorgnés, jalousés, attaqués, volés. Quelques morts ont été à déplorer… Et puis la dernière carte a expiré, tout s’est arrêté. Les hommes se sont retrouvés comme dépouillés, nus comme au premier jour, perdus sans l’objet qui leur offrait jusque-là leur illusoire puissance d’exister, le symbole de leur statut social ou de celui auquel ils aspiraient. Plus de cartes bleues, gold ou black qui distinguaient les uns des autres en fonction de leur pouvoir d’achat. Il a fallu revenir aux pièces et aux billets, les mêmes pour tous. C’était un peu l’égalité retrouvée. Bien sûr les coupures de cinq cents euros n’étaient pas l’apanage de tous. Mais pour autant le monde est devenu un peu moins cruel, a retrouvé de sa beauté perdue. Délaissant le virtuel, les hommes ont à nouveau entretenu des relations dans la vraie vie. Ils ont abandonné le sans contact, dépassé la peur des échanges. Les visages ont retrouvé leur sourire, des bouches sont sortis des mots qui se sont élevés dans l’espace, libéré des normes et des interdits. L’argent s’est remis à circuler de mains en mains, il est redevenu fluide, énergie de de vie, sans plus jamais se figer dans la mort. 

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